MISTER BABADOOK
écrit par Julien Botzanowski
Jouer sur le dosage et la suggestion est un art délicat, d’autant plus lorsqu’il va de paire avec un budget réduit. Si certains films d’épouvante actuels parviennent à faire peur sans trop en montrer, c’est en partie grâce à un solide bagage de références que le cinéma d’horreur s’est forgé durant le siècle dernier. Les années 60 et 70 ont ainsi vu se bâtir des mythes cinématographiques ; des thrillers d’Hitchcock à « Amityville » en passant par les premiers films de Polanski, beaucoup jouent avec brio sur la peur en faisant fonctionner l’imagination du spectateur.
Le cinéma d’horreur des années 2010 est plus que jamais conscient de ces références. Que l’on pense aux (parfois réussis mais trop nombreux) remakes, ou aux créations originales de nouveaux réalisateurs (James Wan, Alexandre Aja...), tous rendent explicitement hommage aux classiques qui les ont inspirés.
Avec le long-métrage chroniqué aujourd’hui — « Mister Babadook », sorti sur nos écrans il y a quelques semaines —, nous découvrons une œuvre qui, dépassant le stade de l’hommage, parvient par moments à s’affranchir de ses aînés pour proposer, sinon quelque chose d’inédit, au moins un film surprenant tant dans la forme que dans le fond, par le biais de quelques subtilités. Retour sur le film d’angoisse le plus original de ces dernières années.
I. Présentation
« The Babadook » est le premier long-métrage d’une réalisatrice Australienne nommée Jennifer Kent. Après un court-métrage traitant de l’intrusion d’un monstre (une peluche) dans la maison d’une mère et de son enfant, elle reprend ce postulat de base pour le développer d’une autre manière — et voici l’histoire qu’elle nous raconte alors :
Amélia est une mère brisée. Son fils Samuel est un enfant turbulent avec qui la vie est difficile ; sa naissance presque sept ans auparavant coïncide avec une horrible tragédie : la mort de son père, le mari d’Amélia, dans un accident de voiture sur la route de la maternité. Depuis quelques temps, l’enfant s’active à fabriquer des armes pour, dit-il, protéger sa mère, persuadé qu’un monstre les guette.
Un soir, Amélia trouve un livre pour enfants illustré en relief (intitulé « Mister Babadook ») dans la bibliothèque de son fils, et lui en fait à contrecoeur la lecture. Le long poème macabre figurant à l’intérieur achèvera de faire de leur vie un Enfer, car la folie et la mort planent désormais sur eux : le Babadook est là...
Classique, direz-vous ? Une nouvelle histoire de maison hantée, de possession, de croque-mitaine ? Vous allez être surpris. Car si « Insidious », « Conjuring », « Rosemary’s baby » et « Répulsion » sont effectivement comme le dit l’affiche quatre références évidentes de ce long-métrage, l’écriture de la réalisatrice-scénariste s’oriente vers un terrain beaucoup moins conventionnel qu’il n’y paraît.
II. Le duo principal
L’interprétation du film repose sur les épaules d’Essie Davis, campant le complexe personnage d’Amélia. Très charmante au demeurant, l’actrice Australienne fait preuve d’un talent exceptionnel pour donner vie à cette mère dépassée par les événements. Toujours juste, tantôt émouvante tantôt effrayante mais jamais caricaturale, Davis livre une prestation parfaite sur tous les points, honorant ainsi un personnage extrêmement bien écrit. Et pourtant, la tâche n’était pas évidente : traversée par des sentiments contradictoires (la tristesse d’un deuil qu’elle ne parvient pas à faire l’empêchant d’aimer vraiment son enfant) puis devenant la marionnette du croque-mitaine éponyme, Amélia demeure avant tout un personnage compliqué et épuisant à jouer. Essie Davis s’en acquitte avec brio.
Noah Wiseman, six ans, joue Samuel. Lui aussi très éprouvé par le tournage, le petit comédien se donne à 100% et parvient à se hisser au niveau nécessaire face à Davis. Le couple mère-fils est ainsi parfaitement crédible, le personnage de Samuel réussissant à être en même temps suffisamment insupportable et intéressant pour que l’on compatisse pour sa mère tout en s’attachant quand même à lui.
Le duo principal est de cette façon mis au centre de l’histoire ; toujours plus ternes que les autres personnages, Samuel et Amélia demeurent comme en marge de la société, le film s’orientant carrément vers un huis clos intime dans leur sombre maison. Une nuance, secondaire mais pas indécelable, s’ajoute au tableau : la mère et son fils forment un couple parfois dérangeant et paradoxal à la limite de l’Œdipe inversé (ils dorment presque toujours ensemble ; la mère semble dérangée lors des contacts physiques trop prolongés avec son fils ; l’enfant surgit dans la chambre de sa mère au moment où elle atteint l’orgasme lors de la scène du sextoy, etc.). Attachement, étrangeté et malaise latent sont ainsi les maîtres mots de ces deux personnages, crédibles de bout en bout et aussi admirablement bien écrits que joués.
Avec tout ça, le monstre de l’histoire a tout intérêt à se montrer à la hauteur...
III. Le Babadook
Autant dans les illustrations du livre que dans sa matérialisation lors de ses apparitions réelles, le monstre de « Mister Babadook » se révèle graphiquement très réussi. Sortant du placard ou de l’obscurité comme tout bon croque-mitaine qui se respecte, le Babadook est un être grand et figé caractérisé par une silhouette bien singulière : un haut-de-forme, un immense manteau noir et de très longues mains, aux doigts si allongés qu’ils s’apparentent à des griffes. À la fois sympa, flippant et élégant, cette sobre et sombre créature de cauchemar opposée aux deux protagonistes troublants de réalisme se montrera particulièrement efficace niveau trouillomètre, lors de ses restreintes mais puissantes apparitions.
Il est alors temps de le signaler : si ce trio fonctionne aussi bien, c’est parce qu’il est sublimé par la réalisation magistrale de Jennifer Kent.
IV. La réalisation
Premier long-métrage oblige, on peut éventuellement déceler quelques bizarreries de mise en scène dans le premier quart d’heure de « Mister Babadook ». Rien d’alarmant, mais certains points de montage (ou était-ce le découpage scénaristique d’origine ?) manquent un peu de fluidité. Etrangeté voulue ? Manque d’expérience ? Originalité due au hasard ?
Peu importe, on passe rapidement cette introduction (très réussie cependant — en témoigne l’excellence du premier plan) à une réalisation par la suite très maîtrisée.
Inspirée de l’expressionnisme Allemand par légères touches, la photographie, sombre mais sans excès, prépare à l’intrusion du Babadook tout en représentant l’état d’esprit des personnages. Le décor de la maison va également dans ce sens. Détail amusant : beaucoup de références très intéressantes (et indéniablement chères à la réalisatrice) sont directement montrées dans le film par le biais du poste de télévision ; les cinéphiles pourront ainsi se rincer l’œil devant des extraits de fantasmagories de Méliès, de films expressionnistes et de pellicules horrifiques un peu underground des années 80.
Le suspense est aussi assuré, comme toujours dans ce genre de films, par la bande-son. La musique, discrète, est très réussie ; l’ambiance est lourde et noire, les bruitages du Babadook font toujours mouche, originaux et incroyablement stressants. Rareté de nos jours : le son ne joue pas une seule fois sur le jumpscare ! Comme quoi, faire peur et faire sursauter ne sont pas forcément reliés.
La réalisatrice prend le temps de raconter son histoire et de présenter ses personnages ; le Babadook met du temps à apparaître, développant la psychologie du duo principal avec justesse, ce qui fait qu’on ne s’ennuie pas une seule seconde malgré le rythme tout en retenue. Jouant sur les peurs enfantines les plus primales (le noir — nuit, placard, dessous de lit —, le monstre, la colère voire la haine d’un parent...), l’angoisse et le malaise gagnent peu à peu le spectateur. Le film se montre alors très intelligent : on s’attend à une histoire classique de maison hantée ou/et de possession, mais le scénario utilise son monstre pour s’orienter vers une confrontation intimiste entre la mère et son enfant, enfermés dans leur maison avec leurs vieux démons. La dimension devient alors malgré le monstre carrément plus humaine et viscérale, nous offrant un spectacle différent des références citées plus haut.
Cerise sur le gâteau : toute cette peur et cette horreur grandissante se font au final dans une optique métaphorique, que chacun pourra interpréter à sa façon. La symbolique de l’œuvre constitue donc la dernière part du charme de « Mister Babadook » : ceux qui auront vu le film pour avoir peur en auront eu pour leur argent, ceux qui voudront voir plus loin seront également comblés par une écriture réfléchie et finalement presque poétique.
V. Conclusion
Grâce à une auteure talentueuse, deux acteurs impliqués et une maîtrise technique sans faille, « The Babadook » réussit à faire preuve d’originalité et d’efficacité dans un genre pourtant largement traité. On peut, sans trop avoir peur de se tromper, parler de futur film culte — tout en finesse, en noirceur, en poésie et en émotions. Très personnelle, la réalisation s’adapte à merveille à l’histoire racontée, mettant en scène deux protagonistes peu communs et un monstre à la fois métaphorique et effrayant, visuellement réussi, original et terriblement classe.
Jennifer Kent se révèle ainsi être une réalisatrice prometteuse, Essie Davis et Noah Wiseman deux acteurs à suivre, et leur collaboration, une œuvre aussi modeste que puissante qui fera école.